Les vacances sont finies,
je retrouve mes amies et mes ennemies dans la cour de récréation, on est là debout figées dans le bleu marine de nos uniformes.Il fait encore chaud en ce début septembre et on transpire sous nos bérets réglementaires.
La supérieure a prié les parents de partir, et ils se sont exécutés engoncés dans leur culpabilité…quelques larmes furtives ont fait irruption sur leur visage pour nous faire croire qu’ils souffrent aussi, mais que c’est pour notre bien.
Une fois entre nous , c’est-à-dire à la fermeture des portes …
nous avons eu droit à une récréation de 20 minutes et là ce fut l’explosion des retrouvailles …
Les affinités nous rassemblent par petits groupes et les chuchotages sont impératifs , car les oreilles des sœurs traînent autour de nous pour glaner des bribes de conversation …quelque part on peut les comprendre, on est un peu leurs vacances par personnes interposées …Notre excitation leur fait mesurer la tiédeur de leur vie de recluses et les incite a s’approprier discrètement une goulée de ce grand bol d’air venant de l’extérieur .
Mais ce que leurs oreilles entendent va leur servir de « faire valoir » auprès des instances supérieures et là, ça s’imprime dans les mémoires de la communauté qui n’a pas grandes distractions…la télévision n’a pas encore fait son apparition. Et mise à part la lecture de l’évangile selon saint Jean et les marmonnages de rosaire… les réflexions sur les pensionnaires sont les bienvenues pour maintenir une communication entre elles.
Des mains claquent par 3 fois
et deux bras tendus nous prient de nous mettre en rang par 2…les vacances sont vraiment finies.
Je vous présente sœur Raymond…1mètre quatre vingt au garrot , morphologie élancée, port altier , hautin , souvent méprisant, cerveau en ébullition dans le jugement et les déductions incontestables.
Elle a rassemblé ses avant-bras dans ses manches comme un insecte, ses pupilles vous entrent dans la tête comme des épingles à chapeau…c’est irrésistible… le sol se dérobe sous mes pieds. Elle arbore un demi-sourire vitriolé, sa figure tire à gauche …c’est sa façon de nous dire bonjour .
Sans prévenir, elle pirouette sur elle même et se dirige vers le réfectoire…et comme une seule et même énergie nous la suivons rompues à ses injonctions silencieuses …
Le silence est lourd comme une pierre tombale et j’ai l’impression d’entrer dans une crypte …un repas nous attend … repas maigre sans fioriture servi dans des plats glacés en inox griffés par l’usure du temps.
Elles sont loin les crêpes de ma grand-mère !
La vie au pensionnat reprend son cours,
hacune de nous prend son mal en patience et il y en a pour qui c’est plus difficile que pour d’autres. Mon amie Anna par exemple, elle ne franchira plus la porte avant un an . C’est une petite boulotte très noire aux cheveux crépus , elle vient du Congo. C’est les sœurs de là-bas , celles qu’on appelle les missionnaires , qui l’ont arrachée à sa culture pour faire d’elle une fille instruite …Cela éblouit les comités de parents et entoure la confrérie d’une aura de bienveillance et de dévouement qui ne demande pas à être aidée financièrement pour ses œuvres , mais qui accepte les dons en toute simplicité avec l’humilité qui la caractérise.
Anna est rentrée à l’intérieur d’elle même c’est sa deuxième année, tout comme moi. Elle a encore de gros bobos sur les genoux et des griffures sur les jambes …Témoins des 2 mois de vacances qu’elle vient de passé en Afrique dans l’insouciance et la liberté .
Ce qu‘elle redoute , ce sont les week-ends où toutes les chanceuses sont rentrées dans leur famille , alors elle joue toute seule dans la cour , elle se fait une marelle avec un bout de craie chipé en classe ou va se réfugier auprès d’un vieux diffuseur de radio-distribution . Ca crépite, ça grésille, le son part et revient , mais cela la conforte dans l’idée qu’il y a une vie quelque part, car on y diffuse des chansons d’amour. Anna passe par un arc-en-ciel d’émotions …elle fond en tendresse tant elle s’identifie à l’élue du cœur du chanteur , puis se répand en larmes en mesurant sa condition qui ne ressemble en rien aux promesses faites à ses parents.
Anna prend ses repas dans le réfectoire désaffecté , seul résonne le chapelet de la nonne qui fait des aller-retour en récitant ses prières les yeux fermés.
Combien de fois n’imposons-nous pas à l’autre notre envie de faire son bonheur sans lui avoir demandé si cela lui convient .
Moi je sens que cette année me sera moins douloureuse que l’an passé !
Je suis chargée à bloc , j’ai une vie intime , j’ai été désirée par un garçon , et cette expérience du baiser m’a ouvert de nouveaux horizons, je comprends mieux les romans que je lis en cachette sous mes couvertures avec une lampe de poche …car ici tout roman est prohibé et passible de renvoi . Alors je cale mon livre dans les ressorts du lit , sous la toile qui protège le matelas. C’est ainsi que je découvre la poésie et que je me mets à écrire en alexandrins .
Très vite je me rends compte que l’écriture est un exutoire …les phrases que l’on écrit convertissent le trop-plein d’émotion en une pensée claire, concise libératrice. C’est grandiose, quand on associe deux mots qui n’ont pas l’habitude de cohabités cela crée un choc et une nouvelle idée surgit . Plus il y a d’idées, plus les fondations de la pensée poétique se serrent les coudes et plus on peut construire des extrapolations émotionnelles . Je suis en plein délire surréaliste et j’ai le sentiment de créer un nouveau concept qui fera vibrer l’humanité.
Je décide de varier les plaisirs en m’inscrivant comme bénévole
à la confection des galettes vendues durant les récréations. Et je n’ai pas eu trop longtemps à attendre pour accuser une déception cuisante, moi qui croyait que cela me donnerait droit à une collation que nenni , tout est calculé , pesé , revérifier .
On nous groupe par deux pour chaque fonction…pour que l’une surveille l’autre.
Ces affectations sont mentionnées dans le carnet de la mini entreprise au cas ou il y aurait fraude sur la marchandise . On m’a attribué la pesée des boulettes de pâte. Des calculs de rentabilité ont été établis par la sœur responsable de l’intendance et il a été décidé que chaque boulette de pâte doit peser 27 grammes de manière à faire 37 galettes dans 1kg de pâte . Ma joie s’estompe …je vais travailler comme une esclave pendant mon heure de récréation du jeudi après midi et je n’aurai même pas l’occasion de chaparder de quoi me faire ma petite galette à moi.
Mais il a été annoncé que les élèves les plus sérieuses pourront faire des galettes le samedi après midi pendant que la soeur responsable répète la chorale à la chapelle . Nous serons seules pour gérer l’entreprise …c’est en soi une profonde marque de confiance qui doit nous suffire à être comblées, car nous pourrons ajouter cela dans nos bonnes actions de la semaine . L’annonce a fait directement tilt dans ma tête ainsi que chez une fille de 3e année …on s’est regardée, on s’est fait un clin d’œil et on est devenues directement copines .
Je ne vous dis pas le bordel que cela a été le samedi suivant … nous étions 5 filles livrées à nous même avec un patrimoine de 3 kg de pâtes à galettes.
Si on fait des boulettes de 25 grammes au lieu de 27, on gagne 3 galettes par kilo , ça nous fait un bonus de 9 galettes sur les 3 kg de pâte…on trichera un peu pour la dernière et on aura chacune 2 galettes à grignoter en cachette dans notre lit. Excitées par notre filouterie , on s’est mis à rouler les boulettes et à se les envoyer à la figure comme des balles, certaines tombaient par terre ou d’autres collaient au mur… qu’à cela ne tienne toutes celles-là ce n’est pas nous qui allions les manger !
L’internat m’a appris quelque chose de précieux …plus on est surveillé , plus on atteint des sommets de plaisir et de liberté au moindre dysfonctionnement de la discipline .
Aujourd’hui c’est dimanche
on vient d’assister à la messe et sœur Raymond m’a fait remarquer à la sortie que depuis un certain temps j’avais laissé la communion en suspend …elle m’invitait , façon de parler, à me confesser très prochainement pour remettre de l’ordre dans mes pensées.
J’ai été très troublée par cette remarque personnelle et jugeante, car depuis la rentrée j’affichais une assurance ostentatoire de ma petite personne.
Car j’avais enfin compris que les autres ne voient que ce que l’on accepte d’afficher sur son visage …que nulle n’est capable de lire nos pensées …et que je me suis bien fait avoir avec le petit doigt de ma mère qui soi-disant lui raconte tout . Je me souviens le soir dans mon lit avoir placé mon petit doigt près de mon oreille pour voir s’il avait lui aussi cette faculté.
On entre dans le réfectoire… sœur Raymond debout nous y attend …prenez place mesdemoiselles, excepté Mademoiselle Dinant que j’invite à venir près de moi.
Mesdemoiselles si vous êtes ici c’est parce que vos parents ont confiance en notre éducation et aux valeurs que nous défendons. Mais nous devons pouvoir avoir une confiance absolue en vous …or ce n’est hélas par le cas pour tout le monde …certaines d’entre vous ont des pensées malsaines et des comportements répréhensibles …j’en ai pour preuve un petit carnet dont je vais vous lire le contenu…et elle sort le carnet de sa poche et la colère monte en moi. C’est mon carnet dans lequel j’ai fait des dizaines de poèmes qui parle de la Semois , de la « Pierre du Diable », de la volupté d’un premier baiser… …Elle donne en pâture mes pensées les plus intimes…
Je serre les poings dans mes poches mais ma vengeance sera terrible …
je vais foutre un bordel pas possible
durant les 2 mois de cours qui restent.
Dans la cour je chantais Louis Mariano à tue-tête , je montais sur les toits pour les narguer , j’imitais les travers des religieuses derrière leur dos pour faire rire toute la classe…
J’ai même simulé une crise d’apoplexie à la chapelle pendant la communion .
A la fancy-fair j’ai fait rire tous les spectateur en montant sur scène pour raconter une blague empruntée au Bestiaire de mon grand-père .
Alors fin juin on a prié ma mère de venir rechercher mon matelas dont je n’aurai plus l’usage. J’étais renvoyée…ma mère était tellement gênée qu’elle a décidé de laisser le matelas sur place pour les pauvres…quand à mon père, j’ai cru percevoir une légère lueur d’admiration au fond de ses prunelles. Il savourait en silence sa paternité.