Pourquoi on devient psy 14 – L’amour rend aveugle , c’est vrai, je le jure.. 0

J’habite au 10e étage d’un immeuble , il fait chaud durant ce dernier jour de juillet et je n’ose pas ouvrir les fenêtres, car les fumées et les poussières des industries environnantes   envahissent immédiatement mes meubles polis. C’est comme cela il faudra que je m’y fasse . J’inspecte mon appartement qui manque encore de rideaux et de doubles rideaux …c’est un peu nu , mais ma mère n’a pas rechigné sur le mobilier, j’ai plutôt été gâtée. Voilà c’est chez moi ,150m2 pour permettre à un jeune couple de s’apprivoiser et de s’épanouir.
Et dès ces premiers jours de notre vie commune, j’ai été mise au parfum de ce qui m’attendait.

Il est 18 heures…

C’est la 3e fois  que je prends la poussière sur mes meubles polis , je veux que tout soit parfait …j’ai fait de mon mieux, car je veux accueillir  mon petit mari dans les meilleures conditions.

il est 19 heures , je réchauffe le gratin…

il est 20 heures je diminue le four, car le gratin  commence à sècher…

Il est 21 heures , je repasse un coup de plumeau sur le « poli »…et je coupe le gaz, le gratin est presque noir….

Il est 22 heures , la clef tourne vigoureusement dans la serrure il entre joyeux comme un pinson en lâchant ses affaires sur la chaise de l’entrée ….il me prend dans ses bras et m’annonce qu’il vient de réaliser sa meilleure affaire du mois…il vient d’emballer un client très prometteur…et s’est senti obligé de l’inviter  au restaurant pour consolider les promesses de vente…  Tu comprends, je suppose…je ne pouvais pas passer à côté de cela.

Dans le mois qui a suivi,

il  rentrait à 20 heures au plus tôt et là c’était pour s’écrouler dans un fauteuil et s’endormir .Par contre tous les midis il venait me faire une petite visite de courtoisie, histoire d’éveiller ma sexualité et surtout pour évacuer son trop plein de testostérone…et peut être aussi pour vérifier  mon emploi du temps ! J’ai tout de suite compris pourquoi certaines femmes se cachent derrière des migraines imaginaires .
Mais ce qui m’a le plus dérangé durant ce rituel qui semblait vouloir s’installer …c’est que je me suis vue à la place d’une de mes profs de dessin qui le midi quittait l’école en courant pour  rentrer chez elle …et qui revenait 2 heures après avec un chignon déconstruit qui  lâchait ses épingles sur le sol quand elle se déplaçait…et c’était comme cela tous les jours .
Moi aussi j’étais  devenue un objet sexuel à qui on laisse entendre que c’est pour son bien.

Mais j’étais amoureuse …

je le mettais sur un piédestal, j’étais hypnotisée par sa verve et son esprit caustique  intarissable …partout où nous allions, il était accueilli comme le messie de la plaisanterie et de l’humour …je me plaisais bien dans son ombre …en tous cas, cela m’a comblé durant quelques années …et les cours sur le féminisme de ma prof d’histoire  étaient loin derrière moi.
Cela va faire 30 ans qu’il est mort et je lui en veux encore d’avoir utilisé nos deux filles pour m’obliger à assumer seule toutes les responsabilités familiales et domestiques… et me maintenir ainsi sous sa coupe . Moi qui  rêvais d’une vie de partage dans laquelle les enfants avaient leur place …..

On aurait pu  être un couple exceptionnel…

Pour les autres on était un couple exceptionnel, cité en exemple …nous étions  terriblement fusionnel et complémentaires dans les guidailles , les fêtes, les sorties, et cela faisait l’émerveillement de nos amis : «  vous en avez de la chance d’être si proche l’un de l’autre »  …mais en dehors de cela nos vies étaient fondamentalement et insidieusement très séparées…les femmes d’un côté, les hommes de l’autre .  J’avais pour mission d’être entièrement  responsable de tout ce qui est contenu dans la maison…les enfants , le mobilier, la bouffe…Et si je voulais faire la prof, c’était à moi de trouver les solutions de garderie ! De plus il m’invitait à prendre conscience  que le fait de rapporter un deuxième salaire si petit soit-il, dans notre  ménage le faisait passer dans une tranche supérieure d’imposition … « mais il se voulait bon prince …si cela te plaît d’aller travailler , j’assumerai, disait-il ».
Auprès des amis , il présentait la situation comme si c’était moi qui m’octroyait le contrôle sur toutes les choses matérielles , et que en compensation  je lui laissais plein pouvoir sur ses choix politiques par rapport à la situation économique au moyen orient. Cela faisait exploser de rire toute la gallérie  et moi y compris malgré le rôle peu glorieux que j’y avais .
Quant à lui il devait asseoir sa situation … penser à sa carrière… caresser ses clients dans le sens du poil… aller au-devant de leurs désirs …les inviter dans toutes sortes d’endroits et guindailler ensemble  pour bien les connaître et s’en faire des amis.
Mais cela prend du temps , des soirées, beaucoup de soirées , énormément de soirées….
Lui dehors et moi dedans comme à la Préhistoire …toi Jane et moi Tarzan !

 

J’avais introduit ma candidature à l’état , à la province et à la commune de Charleroi où j’habitais …

mais cela prenait beaucoup de temps  et je commençais à m’ennuyer dans cet appartement niché à 30 mètres du sol , relié à la terre par un boyau vertical incontournable  qui s’appelle un ascenseur …et dont je n’avais jamais eu l’usage auparavant. Tout ce que je voulais faire entrer dans cet appartement était d’abord calibré par ce petit espace cubique  qui vous rappelle que la liberté n’est qu’un concept.
Durant ce premier mois de mariage, je m’ennuyais dans cette vie de recluse …alors tous les matins j’allais m’acheter un pain frais  que je mangeais avec du « Nutella »  cette diabolique invention des années 60 qui à l’époque était conditionnée dans une petite coupe en verre qui rendait le contenu encore plus  exceptionnel et culpabilisant.
Ce qui m’a sauvé de l’ennui et de l’obésité, c’est une petite carte d’invitation de ma belle sœur , nouvellement diplômée « esthéticienne » … invitation  à une présentation de produits de beauté  du docteur Renaud .

Cela se passait dans une maison de maître de l’avenue de la Toison d’Or à Bruxelles .

La pièce de réception était déjà envahie pour une trentaine de nanas en pâmoison devant ces précieux baumes dont la seule évaluation possible était le touché ( c’est gras, ce n’est pas gras)  et l’odeur ( ho ! ça sent bon) quant à l’efficacité il suffisait de croire à ce que mentionnait l’étiquette .C’est avec beaucoup de distance que j’ai assisté à cette conférence à caractère pompeusement scientifique et j’ai occupé mon cerveau à essayer d’imaginer la fabrication de ces  onguents illusionnistes qui mettait les femmes en apoplexie. Puis à la fin de la conférence pour nous remercier,  chacune de nous avons reçu  un coffret d’échantillons que j’ai accepté volontiers malgré que je ne sois pas de la profession …et l’idée  a continué à faire son chemin .
Moi quand j’ai une idée, elle prend toute la place dans ma tête , il n’y a plus que cela qui compte …alors  je me suis procurée  un tout petit livre de la collection « Que sais-je »  à peine 30 feuillets, qui me donnait une information basique sur la fabrication des produits cosmétiques . De nouveaux mots entraient dans ma vie « carboxymethylcellulose … laurylsulfate de soude…etc
De nouveaux ustensiles de ménage entraient dans ma cuisine …des petites casseroles d’enfants pour jouer à la dînette …Et des heures d’essais et erreurs  inscrites méticuleusement dans un précieux carnet de bord .
Les produits de base, je me les étais procurés en inventant un gros mensonge à la coopérative des pharmaciens ..À l’époque c’était facile, rien n’était contrôlé et si on possédait un peu la tchatche , les portes s’ouvraient.
Ensuite pendant des semaines  j’ai vécu les angoisses de Marie Curie …j’étais près du but , mais chaque fois mon émulsion se  décomposait en deux phases…comme une mayonnaise ratée …la matière aqueuse dans le fond de la casserolette   et la matière huileuse par dessus qui surnage …INVENDABLE.

Entre-temps j’avais obtenu un remplacement dans une école de la ville

et tous les jours je passais devant une pharmacie de la rue de la Montagne tenue par un certain Monsieur Lenoir ….qui n’en avait pas que le nom d’ailleurs…un homme fermé , austère , pas communicatif …je m’étais mis comme objectif de le séduire  pour recevoir les informations volontairement omises  dans mon « Que sais-je » .Cela m’a pris un mois , je passais tous les jours en allant à l’école ou en rentrant de l’école pour acheter de l’aspirine …ou un déconstipant, ou un désinfectant  ..et durant la transaction commerciale je posais ma petite question : qu’est-ce qui fait que mes essais ne tiennent pas…est-ce la température…le pourcentage des composants, la mauvaise association des composants …ET un jour à ma grande surprise il a craqué :   « vos deux phases doivent avoir précisément 78 degrés pour être assemblées  et ensuite vous devez  continuer à mélanger cet assemblage jusqu’à son refroidissement complet …et maintenant je ne veux plus vous voir ici ! »

YES !  Le BONHEUR…Une demi-heure après être rentrée chez moi , je me suis honorablement attribué le diplôme de cosmétologue et je me suis précipitée au rez-de-chaussée de l’immeuble pour annoncer ma réussite à tous mes amis avec le téléphone public …au  10e on n’aura la ligne que dans 2 ou 3 mois .

Mon appart change de fonction ,

j’installe 5 «racks» métalliques sur les emplacements laissés libres entre les meubles polis …et je les approvisionne des produits de base ….A l’époque mon livre de chevet s’appelle  «  l’annuaire téléphonique » ; Je dois trouver en urgence une firme pour me fournir en essences et colorants , je dois trouver en urgence une usine de plastique qui fabrique des petits pots rose « spécial cosmétique » …je dois trouver un imprimeur qui me fera des étiquettes dorées au nom de ma future firme   « Carine Longchamp ».
Je suis en pleine effervescence, je ne mange plus …je perds 5 kg .
Alors le soir toute seule en attendant le retour de mon homme….j’assume la production, je tourne ma mixture avec une cuillère en bois dans une casserole de 15 litres …et j’attends que cela refroidisse en regardant Starky et Heutch à la tv.
J’aurais pu acheter un homogénéisateur , mais à l’époque c’était au-dessus de mes moyens …alors j’ai eu l’idée de placer un clou dans le plafond de la cuisine , d’y accrocher mon mix soupe  avec une ficelle et de faire fonctionner  celui-ci dans mon mélange jusqu’à ce qu’il devienne froid …je quittais l’artisanat pour entrer dans la production industrielle .

J’ai vendu des hectolitres

de lait hydratant, démaquillant, exfoliant, brunissant…des kilos de crèmes au concombre, à l’huile de vison, au camphre…des toniques roses, verts, jaunes à toutes sortes de parfums …Et pourquoi  n’ai-je pas la notoriété de la  firme AVON  aujourd’hui ?
C’est vrai nous avons commencé ensemble en 1963 avec les ventes à domicile style Tepperware .

Et bien c’est parce qu’à un moment donné il faut changer de niveau dans la production, il me fallait investir dans des cartonnages de présentation et pour cela je devais faire un gros emprunt à la banque …et j’ai paniqué …hé oui, j’ai paniqué ….J’ai préféré faire un gros emprunt à la banque pour acheter une maison .
Trente ans plus tard, le hasard a voulu que je me retrouve en Floride devant le somptueux domaine d’AVON  …immeuble tout vitré sur une pelouse moquettée …rafraîchie par des jeux d’eau au centre d’un étang  …On a arrêté la voiture de location je me suis plantée devant cette beauté …

«  Et dire que cela aurait pu  être à moi » !

Je ne suis pas devenue     « Carine Longchamp  internationale LTD » mais j’ai appris plein de choses et cela a stimulé en moi l’envie de découvrir toutes les facettes du potentiel que les fées ont déposé dans mon berceau.

 

Merci la vie .

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