Dans ma tête une nouvelle création est en train de naître, elle représentera probablement le plus grand budget de toute ma vie … « ma troisième maison ».
Être dans un processus créatif n’est pas toujours bien compris…3 formes de pensée entrent en compétition : il y a la pensée conceptuelle exubérante qui ne demande qu’à s’exprimer parfois même dans la démesure. Il y a la pensée concrète qui intervient à tout bout de champs pour freiner l’exubérance , la ramener à la raison, à la réalisation matérielle et financière possible . Et il y a la partie jugeante , la plus insidieuse, celle qui vous fait douter de vous même et vous afflige du regard des autres.
Alors on tourne en rond et on finit par se démotiver…bof !
Ces 3 états d’esprit doivent être abordés successivement les uns après les autres, répartir cela dans le temps… mais c’est difficile de faire taire les parties qui n’ont pas droit au chapitre.
C’est comme pour l’écriture…lâcher prise pour faire sortir tout ce qu’il y a au fond de soi…sans se préoccuper dans l’instant des fautes d’orthographe ou de grammaire et surtout sans se mettre à la place du lecteur qui va analyser votre prose.
Alors je me suis lâchée en laissant ma main s’exprimer dans des dessins qui ne redoutaient pas l’utopie …ce fut exaltant, délirant…à l’époque on était en plein avènement des maisons préfabriquées clé sur porte …ou des fermettes à restaurer.
Je me sentais au-dessus des conventions , je risquais de me casser la gueule, mais le plaisir était tellement grand que j’évitais de me poser les questions inutiles .
Prenant comme critère la verticalité, j’ai imaginé un volume structuré par des axes présents sur 2 niveaux qui se prolongeraient comme des racines dans le sol et seraient accompagnés d’un filet d’eau en cascade .
Pour rassembler l’ensemble du bâtiment je souhaitais le ceindre d’une rive en inox poli miroir…. Souvenir de ma visite à la Géode de Paris. Pour alléger le volume j’imaginais des vitres miroir sur les 2 niveaux…..Le ciel s’y reflétant provoquerait une illusion de plains et de vides.
Ce fut refusé .
Les prescriptions urbanistiques interdisaient les matériaux brillants.
Alors je me suis lancée dans la recherche opposée : l’horizontalité…basée sur des tentes berbères, bien implantées et encerclant l’espace privé, le cœur de l’habitation…la piscine et le jardin .
Je voulais donner l’impression d’une force reliée à la terre …obtenue par des toits organisés en voilures et ancrés dans le sol par des pieux obliques maintenus par des cordages en acier prérouillé……….Grandiose !
J’avais tout le temps de laisser mûrir ce rêve… de l’amener à une maturité revisitée par l’esprit réalisateur et l’esprit critique…ben oui, une fois l’idée sur papier, ils peuvent mettre leur grain de sel !
Il me fallait d’abord réunir l’argent nécessaire en vendant les immeubles achetés par mes parents.
Merci, mes parents, de m’avoir offert le cadeau de votre labeur, de votre vie.
Mon père avait pour habitude de dire : « C’est pour elle que je travaille, c’est elle qui en profitera ! »
Merci papa.
Durant la construction qui a duré une année, Boubou et moi nous donnions rendez-vous presque tous les jours après le boulot sur le chantier et on s’imaginait vivre dans cet espace encore indéfini.
Il faut vous dire que j’ai fait 7 maquettes en carton plume à l’échelle 1/50e
Ce qui a permis de faire évoluer le projet de manière plus réaliste et jusqu’à ce qu’il corresponde au rêve de chacun de nous.
La cohabitation reste quelque chose de difficile quand l’un des deux doit se retreindre pour laisser place à l’autre. Et l’autre se sent toujours comme un intrus. C’est source de beaucoup de conflits, mais tout le monde n’a pas cette chance de pouvoir choisir.
Merci papa.
Je tenais à ce que chacun garde une indépendance territoriale .
Je pensais surtout à moi, car très égoïstement je consomme beaucoup de mètres carrés au sol…j’ai besoin d’un atelier de peinture, un atelier de couture, un bureau , un atelier de bricolage et 20ans plus tard j’y ai ajouté un bureau de consultation thérapeutique et un studio vidéo !
Et je n’en ai pas honte…Boubou occupe pratiquement tout l’étage à lui seul !
Puis vinrent les congés du bâtiment, les fondations et sous-sol terminés et le premier radier en place…mais le chantier serait délaissé durant trois semaines à l’issue desquelles le bulldozer entrerait en action pour aménager les terres de remblais autour de la maison et de la piscine… qui n’était pas faite ?
Par économie, j’avais décidé de la faire moi-même étant donné que c’était la 3e fois que je m’attelais à la tâche. Alors j’ai pris le taureau par les cornes, j’ai demandé à l’entrepreneur, Monsieur Lechat, de me fournir 1800 blocs de béton et de me prêter sa bétonnière durant les vacances…il a acquiescé avec un sourire en coin qui en disait long sur l’improbabilité de voir les murs dressés à son retour de congé.
Monsieur Lechat me faisait penser à mon grand-père maternel et aussi à Honoré de Balzac…ce genre de personnage d’un autre temps qui porte beau , parle fort et que personne n’ose contredire, mais qui est empreint de générosité quand on le reconnaît comme un patriarche…là il vous prend sous son aile et vous pouvez lui demander la lune. Mais nous n’en étions pas encore là dans nos rapports…je n’avais pas fait mes preuves et il me voyait toujours comme une péronnelle bon chic, bon genre .
Je m’étais adjoint 2 gamins de 16 et 17 ans forts comme des Turcs qui allaient pouvoir gâcher le ciment et transporter les charges . On démarrait de mon village à 7 heures du matin et à 8 heures « arbeit » .
Dans ce genre de boulot répétitif, il ne faut pas se poser de question… on met son plaisir dans la rentabilité horaire …le stakhanovisme …waw on en a mis 25 de plus que ce matin … demain on essaiera d’encore augmenter la cadence…et ça marche !
À la reprise du chantier après les vacances du bâtiment , l’équipe était stupéfaite et particulièrement monsieur Lechat, auprès duquel je venais de gagner mes lettres de noblesse.
En plus de 1800 blocs posés, 100 mètres de tuyauterie sous pression étaient raccordés et enfouis dans le sol à 2 mètres de profondeur… Le bull pouvait entrer en action !
Six mois plus tard en février durant le congé du carnaval je suis venue passer mes huit jours de vacances en compagnie d’un grutier dans le but de modeler le terrain à ma convenance. Il était hors de question qu’on embarque les terres des fondations pour rendre le terrain plat ! Moi je voulais créer une oasis protégée par des remblais qui m’isoleraient des voisins, du vent et des bruits…mais allez faire comprendre cela à un homme qui mesure tout en tonnes et en terrain le plus plat possible…alors j’ai décidé qu’on allait œuvrer ensemble, lui dans sa grue et moi dans mes bottes sur les monticules de terre.
Il a plu pendant 8 jours . Mais il n’était pas question de se faire intimider par la météo…cela doit être fini fin de semaine ou jamais !
En catastrophe j’ai malaxé une dizaine de tranches de pain pour obtenir une sorte de pâte à modeler et sur le couvercle d’une boîte à chaussure j’ai tracé le plan du terrain et modelé avec le pain ce que je voulais obtenir comme résultat…on s’est tout de suit compris le grutier et moi…lui il remplissait sa benne et moi je lui disais : « ICI ».
Un vrai plaisir de travailler avec une équipe quand on se synchronise au langage et aux attitudes corporelles … alors le respect s’installe de part et d’autre.
C’est à mon père que je dois cela…tous les matins il réunissait l’ensemble du personnel dans la cuisine devant une tasse de café et là chacun avait la parole, les doléances étaient entendues et les nouvelles idées mises à l’épreuve avant de porter un jugement. Ensuite mon père faisait part de son avis , mais il donnait rarement un ordre afin que chacun se sente responsable et prenne des initiatives qu’il sera fier de mener à bon port. Les ouvriers adoraient mon père, cet homme naturellement puissant qui n’avait jamais besoin d’élever la voix.
On allait vers le printemps et le bâtiment commençait à prendre de l’envergure, il nous arrivait d’aller y pic-niquer certains dimanches ensoleillés …pressé que nous étions de mettre la main à la pâte.
La réception du bâtiment eu lieu vers la mi-juin et je me souviens…Boubou et moi étions plantés devant cet immense espace vide et en un coup d’œil Boubou prit conscience de tout ce qui restait à faire ! Les placards, les plafonds surbaissés à certains endroits, les galléries des doubles rideaux , 435 mètres carrés de moquette, le carrelage au sol de la véranda, les peintures, les meubles de la salle de bain avec le coffrage surélevé de la baignoire …bref, il y en avait pour 2 ans de travail en s’activant chaque jour quelques heures après le boulot.
Et qui va faire tout ça me demanda Boubou ?…
– Toi et moi mon petit lapin ! et on commence demain !
– Ah bon !
Boubou souhaitait commencer par l’aménagement du living au cas où nous aurions des visites surprises !
Que nenni…on va commencer par les étagères de la cave pour ranger tous nos outils.
Puis les placards du dressing pour ranger tous nos vêtements… Puis les meubles de la salle de bain et notre chambre pour pouvoir jouir de tout le confort une fois la journée de labeur finie.
J’avais eu à cœur de terminer les finitions de ces deux pièces dans les moindres détails de manière à provoquer un choc d’apaisement et de satisfaction …Dès la porte franchie, on entrait dans un monde parfait , beau, idyllique et on laissait derrière soi le chantier planté au milieu du living noyé dans la sciure et les copains de bois. C’était hallucinant, surréaliste…cela donnait l’illusion qu’on avait tout fini.
On a vécu comme cela durant plusieurs mois. Et c’est dans notre chambre / salle de bain 5 étoiles qu’on a passé les réveillons de fin d’année, attablés au pied du lit devant la télévision …ayant revêtu notre plus beau pyjama.
L’amour renverse des montagnes et se suffit à lui-même pour satisfaire tous nos besoins…nos désirs compensatoires passent au second plan…notre vie nous apparaît comme parfaite.
Deux ans plus tard, le jardin était enfin émaillé de 850 plans de toute sorte…et oui, des buttes de 2,50m de hauteur nécessitent une arborescence fournie et bien pensée…de plus il y a 2 versants sur lesquels il est impératif de retenir les terres en cas de fortes pluies .
Le hasard a voulu que nous soyons victime d’une longue période caniculaire alors que les plantations étaient à peine enracinées…manque de bol …tout risquait de mourir…alors pour sauver le jardin, durant 1 mois et demi, on se levait 2 heures plus tôt pour tout arroser avant d’aller au travail …ce fut long, laborieux, ennuyeux, mais combien productif …on a tout sauvé …Merci les plantes.
Puis la maison s’est remplie, on a vidé les garages et on a organisé notre première fête pour accueillir une reconnaissance tant méritée.
Merci Boubou.
Merci la vie.