Du temps où je passais 4 fois par jour le long de l’avenue Louise en allant ou en rentrant de l’école , mes yeux restaient en extase devant une bijouterie appartenant à un créateur appelé Demaret. Seule une dizaine de pendentifs et bagues ornaient la vitrine …mais quelle beauté …il pratiquait la cire perdue , chaque pièce était unique …de véritables sculptures miniatures en or blanc ou jaune illuminées de pierres précieuses .
Ce n’est pas tellement que j’aurais voulu posséder de telles pièces, mais c’est que j’aurais aimé avoir la sensibilité de créer de telles merveilles .
Beaucoup d’années plus tard parmi les déchets métalliques qu’amassaient mes élèves se trouvait une petite coulée de cuivre dont la forme était très harmonieuse …cela me rappelait les bijoux de l’avenue Louise…
Très souvent des opportunités se mettent sur notre route ,
mais nous ne les voyons pas, nous ne les entendons pas , nous ne les sentons pas …car nos sens sont complètement immergés dans les préoccupations mercantiles ou domestiques du moment . Alors que quand nous focalisons notre esprit sur quelque chose, nous avons l’impression que cette chose est présente à tous les coins de rue …apprendre à faire de la place pour devenir réceptif c’est tout un programme… La méditation peut nous y aider ainsi que la pleine conscience .
Ayant découvert ce petit objet métallique
je me suis informée pour savoir qui l’avait ramené en dans la classe et c’est comme cela que j’ai appris que cela provenait de la chaudronnerie Colsoul de Châtelet ….Depuis le nombre d’années que l’envie de faire des bijoux me taraudait…il n’était plus question que je résiste au désir d’aller voir de plus près ce qu’une chaudronnerie peut produire …peut-être vais-je y trouver mon bonheur ! Le soir même en rentrant chez moi ,je décide de faire un petit tour par Châtelet… C’est sur ma route j’habite encore à Gerpinnes. Rien n’indique de l’extérieur qu’il s’agit d’une usine …c’est juste une grande porte cochère à front de rue, sur le boulevard périphérique avec de part et d’autre des maisons citadines classiques . Une plaque en cuivre très oxydée informe le visiteur qu’il est à la bonne adresse . Je pousse un des battants avec quelques peines et me voilà plongée dans un autre monde …un longue voie s’ouvre devant moi entre deux murs immenses , je m’y aventure pas très rassurée, car tout au bout une lueur rouge me fait l’impression d’un four crématoire …cela me bloque sur place, puis la lueur disparaît d’un coup ….On a dû refermer la porte du four…
Quelqu’un pousse une gueulante … « qu’est-ce que vous foutez là » ?
Je tends la main et je demande si ce petit morceau de métal provient d’ici ?
Évidemment …c’est une chute !
C’est quoi que vous voulez ?
J’aimerais acheter vos chutes …
Nous on ne les vend pas, on les refond….Mais on peut vous vendre le métal à la tonne au prix du marché.
Vous voulez combien de tonnes ?
Non, une dizaine de kilos seulement …
Alors, allez voir dans l’atelier, c’est par terre …y en a partout .
Je m’avance vers le crématorium …en fait y en a pas qu’un , mais 7 ou 8 dont les portes s’ouvrent de manière aléatoire …c’est dantesque …en plus de l’image, il y a le son…des centaines de coups de marteau emboutissent des tôles rougeoyantes pour les obliger à prendre une forme concave …ben oui, les marteaux font des cuves, des chaudrons, des casseroles , des consoles d’éclairage public…..Je suis là toute propre, habillée de couleurs pastel au milieu d’hommes qui n’ont plus de figure derrière une sueur noire opaque qui masque leur visage . Du bout de mes escarpins, je repousse la poussière grasse du sol à la recherche de mes futures créations …
Il y a une grosse figure noire un peu rougeaude qui a compris ce que je fais…
l’homme s’approche et fouille le sol de ses mains nues … qui découvrent des trésors que mes pieds n’ont pas sentis ! Puis cette masse noire s’avance vers moi les bras chargés . …une grande forme rose s’est déchirée dans le noir du visage …Il rit à gorge déployée…En gueulant très fort pour se faire entendre , il me dit : c’est ça que vous cherchez …je lui envoie un sourire et il est heureux de me faire plaisir… Ses dents paraissent plus blanches que de raison au milieu du noir…c’est l’enfer de Gérôme Bosch façon « Pop Art » .
Notre aparté commence à retenir l’attention des autres chaudronniers , certains sont en arrêt sur image, la bouche ouverte et le marteau en l’air ….Ce n’est pas courant de voir une demoiselle toute propre sur elle au milieu de cette apocalypse… j’envoie des sourires timides et confus autour de moi et certains lâchent le marteau pour venir aux nouvelles …
Je ne vous dis pas leur joie quand ils apprennent que j’ai l’intention de convertir leurs chutes en bijoux …
Enfin quelqu’un remarque la beauté de ces petites coulées nées de leur travail et de leur puissance…ça les rend tout fiers , ils se cognent des coudes pour se prouver qu’ils avaient raison d’y croire. Alors de commun accord ils décident de rassembler pour moi les coulées les plus belles et les plus originales avant que les apprentis ne les remettent dans les creusets en fusion. Revenez dans une semaine me dit-on, on va remplir un carton pour vous . La semaine écoulée j’ai retraversé la longue allée qui menait à l’atelier avec au bout de mes bras un bac de 24 bières . J’ai été accueillie comme une copine , chacun voulait me montrer la pièce qu’il avait ramassée pour moi et me donner aussi un avis sur ce que cela évoquait pour lui …et ce que je pourrais éventuellement en faire…Merci la vie . Je leur ai apporté beaucoup de bières, car j’ai fait des bijoux pendant 7 ans .
Maintenant il faut savoir qu’avant que ces coulées brutes deviennent des bijoux,
il y a quand même beaucoup de travail , il faut raboter, réduire , équilibrer, associer plusieurs parties , trouver un système de fermeture appropriée .
Alors je me suis lancée dans l’apprentissage de la soudure , j’ai commencé par la brasure à l’argent, mais cela n’était pas assez solide …au moindre choc les parties se désolidarisaient . Puis j’ai pensé à la soudure à l’acétylène, mais les bombonnes étaient trop imposantes et n’avaient pas leur place dans un garage privé …les mini cartouches n’existeront que 15 ans plus tard …alors j’ai découvert la soudure à l’arc avec un dard de 1000 degrés créé par 2 charbons qui s’affrontent sans vraiment se toucher. Cela se pratiquait avec un casque à vitre noire pour se protéger la vue…La puissance de l’outil permettait de faire fondre les parties encombrantes de la pièce …et de récupérer le métal sous une autre forme parfois intéressante . J’avais recréé une mini ambiance de chaudronnerie au milieu de mon garage . Ce qui m’a valu la visite des caméramans de la tv locale et un passage sur leur chaîne dans une émission qui parlait des femmes que rien n’arrête ! …Merci la vie .
J’ai fait des milliers de bijoux cela durant 7 années ,
je commençais ma production le 1 septembre tous les soirs après le repas jusqu’à minuit ou une heure du matin . Il s’agissait d’utiliser au mieux les chutes de métal et de les associer à des pierres semi-précieuses comme des tranches d’agate , de la tourmaline, du quartz rose, de l’améthyste, de l’œil-de-tigre, etc …une fois la mini sculpture satisfaisante il fallait penser à sa présentation sur chaîne, sur épingle, ou sur tour de cou flexible ou martelé …tout un programme… j’allais acheter mes fils de cuivre directement dans une tréfilerie à Anvers, ils avaient toutes les épaisseurs, tous les alliages …les fils à ressort et les fils précuits plus souples …j’achetais cela par lot de 10kg. La première année de cette activité, j’étais encore dans la recherche des possibilités offertes par le matériau , mais dans les années qui ont suivi, je suis réellement passée à une production artisanale intensive …j’assemblais en moyenne 60 créations par soirée, et cela durant 2 mois septembre et octobre jusqu’aux congés de Toussaint.
J’avais découvert à Bruxelles un charmant monsieur qui avait une petite entreprise de galvanoplastie,
c’est-à-dire qu’il recouvrait les pièces métalliques d’une fine couche de chrome, de nickel, d’argent ou d’or fin …en mettant les pièces dans un bain d’électrolyse . Il travaillait pour des grandes entreprises d’orfèvrerie telle Wiskemann et autres et cela l’a beaucoup amusé de travailler sur des petites commandes telles que les miennes… 1000pièces pour lui c’était joué à la poupée ! Je lui portais ma nouvelle production chaque semaine et je récupérais les pièces argentées et dorées de la semaine précédente . Ensuite il fallait ré incérer les pierres semi-précieuses et plastifier le métal argenté pour qu’il ne s’oxyde pas . À partir du 15 novembre, j’envoyais mes invitations pour annoncer que la nouvelle collection était là…comme le Beaujolais … Et une multitude de soirées de vente style « Tepperware » s’organisaient au domicile de tous mes contacts et cela jusqu’aux fêtes de Noël …et puis « basta » plus de bijoux pendant 9 mois …j’étais à saturation !
Quand j’arrivais chez une hôtesse, j’étalais une grande nappe noire sur sa table de salle à manger
et j’y disposais les bijoux . Vous me croirez si vous voulez , mais les acheteuses présentent tournaient autour de la table à toute vitesse pour s’approprier les pièces qui les intéressaient … Certaines avaient une vingtaine de pendentifs suspendus au bras gauche , elles se mettaient des bagues à tous les doigts …c’était comme une petite foire d’empoigne au moment des soldes …il faut aller vite, il faut mettre à place pour que cela n’atterrisse pas dans les mains de quelqu’un d’autre . Une demie heure après il n’y avait plus rien sur la nappe.
Bien des années plus tard après avoir terminé définitivement ma production, je reçois un coup de fil en début de soirée et une voix masculine me demande si je m’appelle bien Josiane Dinant et si je suis bien la personne qui fait des bijoux …Vous imaginez ma stupeur cela faisait bien 3 ans que c’était aux oubliettes ! Et je m’empresse de le dire à mon correspondant qui devient tout meurtri…Cela fait plusieurs années que je vous cherche …j’ai un jour vu vos bijoux exposés dans une vitrine et depuis je suis devenu votre fan …Je lui réponds que je n’ai plus rien à vendre, il ne me reste que les invendus et les défectueux …Qu’à cela ne tienne, accepteriez-vous de me les montrer…Comme la voix était sympa et que ma notoriété était mise en évidence …je n’ai même pas pensé à dire non ! Deux heures plus tard, il était chez moi et il m’a acheté tous mes fonds d’étagères .
Merci la vie .
Alors me direz-vous :pourquoi arrêter un commerce qui marche si bien…
toutes les femmes de Charleroi ont porté mes bijoux …j’en ai fait des milliers… ils étaient dans l’air du temps ils donnaient l’illusion d’être des créations sorties de chez Boucheron , Cartier ou Van Cleef … Place Vendôme …mais 100 fois moins cher …les diamants étaient en verroterie , mais mis en évidence comme de véritables joyaux …
Je me rappelle m’être promenée un jour à Rome
et je vois encore l’expression de la marchante de « Gelato » dont les yeux sont restés bloqués sur mon pendentif et qui m’a traitée d’inconsciente ou de provocatrice en osant me promener dans Rome avec cette chose à mon cou …j’allais me faire trancher la gorge …enlevez cela , me dit –elle , mettez le dans votre sac ….Alors j’ai ri en lui disant que j’étais la créatrice de ce bijou et qu’il n’avait aucune valeur marchande …elle m’a regardé avec des grands yeux stupéfaits …OK je veux bien vous croire , mais si on vous retrouve la gorge tranchée vous n’aurez plus l’occasion de dire qu’il n’a pas de valeur ….je l’ai mis dans mon sac !
Puis la mode a changé , on a renié les formes spontanées pour mettre en évidence les formes géométriques …
on entrait dans l’air de l’esthétique scandinave , plus épurée , plus discrète qui nécessitait un savoir-faire que je ne connaissais pas . Alors j’ai lâché l’outil avec résignation et heureuse de faire ainsi de la place aux mille et une autres possibilités qui croiseraient ma route je voulais être prête à les accueillir plutôt que de m’enfermer dans une routine qui commençait à me peser et qui allait me bouffer la vie . J’avais encore une longue route devant moi pour expérimenter toutes ces envies potentielles qui sont cachées au fond de moi.
Merci la vie .